LA MADDALENA

par Albert de La Marmora

Itinéraire de l’Ile de Sardaigne

 Turin 1860

Chez les Frères Bocca, Libraires du Roi

en italien: 

coll. Antonio Frau
L’île de la Madelaine, au couchant de la Caprera, n’en est séparée que par un canal fort étroit, dit Passo della Moneta; ce même canal s’élargit vers le nord, où surgit le petit îlot dei Giardini. L’île en question, à peu près grande comme la Caprera, est aussi exclusivement granitique, comme le sont toutes celles de cet archipel; elle prend son nom d’un bourg placé à sa partie méridionale, en face de la Sardaigne.

Cette île et toutes celles qui l’avoisinent du côté de la Sardaigne, situées au sud du détroit, n’avaient jamais été regardées comme dépendantes du Royaume Sarde avant l’année 1767; alors seulement le vice-roi Des-Hayes y envoya une force navale, composée de petits bâtiments du roi, pour en prendre possession au nom de ce dernier; ces îles étaient à peine habitées par quelques familles de bergers, originaires de Corse. Celles-ci, dont les mœurs étaient paisibles, passèrent sans difficulté sous la nouvelle domination et à la vie sociale; elles se construisirent d’abord un petit fort pour se prémunir contre les attaques des Barbaresques et une église, sous le titre de la Trinité; elles firent bientôt alliance avec les familles des bergers de la Sardaigne septentrionale et en fort peu de temps il y eut en ce lieu une population de gens robustes, formée du sang des deux nations; mais ces insulaires retinrent leur ancien idiome, qui est une espèce d’italien corrompu.

Pittaluga-Levilly - berger de Gallura, 1826
Bergerie / Famille de berger corse
Les habitudes de la vie pastorale firent d’abord place chez eux à celles d’un peuple agriculteur; mais bientôt ils se tournèrent spécialement aux instincts maritimes, car la pêche et la contrebande par mer leur fournirent bien plus de ressources que la culture d’un sol granitique ingrat et peu abondant en eau. Aussi en fort peu de temps, cette population devint essentiellement maritime; au point que depuis une cinquantaine d’années et surtout à l’heure qu’il est, il n’y a plus guère d’hommes valides dans ce bourg, où l’on ne voit, pour ainsi dire, que des femmes, des enfants et des vieillards; tous les autres habitants servent dans la marine royale, ou bien sont embarqués sur des bâtiments du commerce; quelques-uns naviguent pour leur propre compte, en faisant le petit cabotage, sur des bateaux qu’ils se construisent eux-mêmes.
Nicola Tiole - Habitants de La Maddalena, 1819-1826
Nicola Tiole - Habitants riches de La Maddalena 1819-1826
L’essor que prit cette population, et sa spécialité de fournir d’excellents gens de mer, sont principalement dûs à feu l’amiral George Des-Geneys qui séjourna en ce lieu pendant tout le temps que les Souverains de Sardaigne restèrent hors du Piémont; c’est-à-dire durant près de 15 années. Alors la Madeleine devint la résidence des autorités maritimes de l’île; aussi ce petit pays a fourni à la marine royale, non-seulement de bons matelots et d’excellents et nombreux sous-officiers, mais encore des officiers distingués, dont quelques-uns parvinrent aux grades supérieurs, et même à celui de contre-amiral; parmi ceux-ci je citerai des Ornano, des Ziccavo, des Millelire et autres, presque tous d’origine Corse.
Portrait de Giorgio Des Geneys
Portrait de Domenico Milleire
Une autre cause du grand développement subit que prit la Madeleine et de la préférence marquée de ses habitants pour le métier de marin, ce fut le long séjour que fit dans ces parages l’amiral Nelson avec sa flotte. Alors, dit Valéry, cette localité devint un vaste et riche entrepôt de marchandises anglaises, lors du bloccus continental.

Le point favori du futur vainqueur de Trafalgar était l’espace de mer qui sépare la Madeleine de la Sardaigne, nommé il Parau ou rade d’Agincourt. C’est là que cet infatigable marin épiait au passage les escadres Françaises, dans le cas d’une seconde expédition d’Egypte.

On raconte à ce sujet que pendant tout le temps que Nelson passa aux aguets dans les eaux de la Madeleine, il ne descendit jamais à terre, car il avait juré de ne quitter son bord que lorsqu’il aurait battu ses ennemis. Son séjour continuel sur son vaisseau ne l’empêcha pas de faire des largesses aux habitants du lieu, qui montrent avec empressement et orgueil aux étrangers, des chandeliers et une croix en argent, avec un Christ doré, donnés à leur paroisse par cet amiral protestant.

John-Francis-Rigaud - Nelson, 1781
par Antonio Frau - Le crucifix et le candélabre de Nelson
coll. Antonio Frau - Piédestal du crucifix (détail), dédicace de Nelson
Le bourg est bien bâti; tout y annonce la propreté, ce qui offre un contraste frappant avec les autres villages de la Sardaigne; tous les murs sont blanchis à la chaux au moins une fois dans l’année; les rues ne sont point pavées, mais les chariots sont très-rares et sans roues ferrées; car ce sol granitique sur lequel sont élevées les maisons, est assez dur pour qu’on n’ait pas besoin de pavé.

L’église paroissiale est passablement belle; elle fut bâtie au moyen d’offrandes, et surtout par le travail matériel des habitants de l’endroit, qui s’y employèrent à tour de rôle, tandis que les femmes et les enfants se chargeaient du transport des pierres et de la chaux.

coll. Antonio Frau
coll. Tommaso Gamboni
par Salvatore Zizi
Le port de la Madeleine, dit Cala Gavetta n’est pas bien vaste, mais il suffit aux besoins de la population; il y avait à son entrée un rocher granitique sous l’eau, qui était fort dangereux et sur lequel avaient donné plusieurs bâtiments, entre autres un bateau à vapeur Français richement chargé pour le Levant, que le mauvais temps dans le canal avait forcé de relâcher en ce lieu; il se fendit sur ce rocher et éprouva de grandes avaries; mais à l’heure qu’il est, cette roche sous-marine a été enlevée et l’entrée de ce petit port est par conséquent sûre. On a pratiqué sur ses bords des espèces de quais, qui permettent aujourd’hui aux petits bateaux de s’en approcher pour embarquer et débarquer les marchandises. […]
coll. Antonio Frau
Près de la Madeleine, on voit sur une hauteur un petit fort avec une caserne, pour 1a petite garnison de l’île, fournie ordinairement par des soldats de marine (Real Navi) expédiés de Gênes; on compte eu outre plusieurs autres forts plus près de la côte, qui sont maintenant désarmés; ainsi que la Fortezza vecchia, vieille forteresse placée au centre de l’île, sur un point culminant: elle sert encore de vigie à l’occasion, et c’est là que j’établis ma station trigonométrique, car de ce point on domine, non-seulement l’île de la Madeleine, mais plusieurs îles environnantes.
Gianni Careddu - Le fort aujourd'hui, qui abrite la station météorologique
A l’ouest de cette lie on rencontre celle dite li Sparagi, qui en est séparée par un canal de moins d’un mille de largeur; elle a une forme presque circulaire; sa circonférence peut être évaluée à six milles marins; elle n’est habitée que par quelques familles de bergers.

Entre la Madeleine et le cap de l’Ours, se trouve un autre îlot granitique de la même grandeur que li Sparagi, nommé S. Stefano, qui a acquis une certaine célébrité depuis l’an 1793; car c’est là que le jeune Napoléon Bonaparte fit ses premières armes, et c’est de là, qu’en lançant quelques bombes et quelques boulets sur la Madeleine, il préluda à cette immense consommation de poudre de guerre dont le fracas devait ensuite retentir sur tant de champs de bataille, et dans toute l’Europe.

Philippoteaux - Napoleone Bonaparte, 1835
La République Française, ayant en 1792 déclaré la guerre au Piémont et envahi la Savoie et le Comté de Nice, résolut également de s’emparer de l’île de Sardaigne; en effet, dès la fin de décembre de la même année, elle avait envoyé devant Cagliari l’amiral Truguet avec une flotte considérable et des troupes de transport, pour attaquer la capitale de l’île; expédition qui échoua, comme il a été dit en son lieu. En même temps on combina une attaque vers la partie septentrionale de la même île, sous les ordres du général Corse Colonna Cesari. Cette troupe se composait en grande partie de volontaires Corses placés sous les ordres du jeune Bonaparte, qui à sa qualité de capitaine d’artillerie joignait celle de Lieutenant-Colonel, commandant les volontaires du Liamone. […]

Le 21 février, lorsque la petite flottille Française, composée d’une corvette et de 22 voiles latines, aborda à Mezzo-Schiffo, la seule corvette s’y arrêta; les autres bâtiments allèrent au mouillage de Villamarina, d’où ils débarquèrent dans l’île de S. Stefano environ 800 hommes. À peine la corvette eut-elle jeté l’ancre, qu’elle ouvrit son feu contre les deux demi-galères Sardes et une galette, qui se trouvaient dans la Cala Gavetta, ou port de la Madeleine, et contre le pays.

Cependant cette corvette, fort incommodée par des boulots lancés du fort Balbiano et par les projectiles rougis que lui envoyait une batterie improvisée en un lieu de la Sardaigne dit Teggia, levait l’ancre et se réunissait aux autres navires mouillés dans le port de Villamarina.

Les trois bâtiments de guerre Sardes, commandés par le chevalier de Constantin, craignant un débarquement immédiat de l’ennemi et voyant toute résistance inutile de leur part, se retirèrent dans le canal de la Moneta, en essuyant les coups des Français qui avaient déjà établi leur batterie dans l’îlot de S. Stefano, en un lieu dit la Puntarella.

coll. La Maddalena.info - Fort Balbiano
Antoine Roux - Corvette française, 1806
Claudio Ieli - Punta Tegge vue du fort de Santa Teresa
Dès le 22 matin cette batterie avait ouvert son feu contre le bourg de la Madeleine; la première bombe que fut lancée de là, tomba sur l’église paroissiale; elle enfonça le toit et pénétra dans l’intérieur de l’église, en roulant au pied de l’autel sans éclater. Il y a lieu de croire que ce premier projectile fut envoyé vide tout exprès par Bonaparte, soit qu’il ne voulût pas ruiner l’église, soit parce qu’il voulait seulement par cette première bombe essayer son-tir; c’est ce qui me parait le plus probable; le fait est qu’elle n’était pas chargée, car on la trouva vide, et par conséquent elle n’éclata pas, ce qui fut naturellement interprété pour un miracle.

Les autres bombes qui suivirent celle-là éclatèrent presque toutes; la deuxième frappa l’angle de la même église vers l’ouest; elle éclata et blessa à la figure un nommé Simon Ornano, qui accourait armé à la défense de son pays. La troisième et la quatrième tombèrent sur le toit de l’habitation de feu Joseph Fenicolo [Ferracciolo], contiguë à l’église; cette maison en fut notablement endommagée; la cinquième éclata sur la place de l’église et fit des dégâts aux maisons voisines; un boulet entra par la fenêtre de devant de la même église et alla tomber au pied de la statue de la patronne, Sainte-Marie-Madeleine, sans causer de dommage. Une autre bombe tomba sur l’habitation de feu Paul Martinetti, une autre sur celle de feu Michel Costantini; elles éclatèrent et ne firent pas grand dommage; une dixième frappa le toit de la maison de feu le commandant Millelire; elle éclata et on en conserve encore aujourd’hui un fragment dans la famille; une autre enfin tomba sur la place du môle; elle n’éclata pas, et fut recueilli par le père de celui auquel je dois cette notice; c’est celle qui se trouve maintenant placée sur le sommet d’une petite pyramide élevée sur le môle, à l’occasion de la visite faite à la Madeleine par le roi Charles-Albert en 1843.

coll. www.lamaddalena.info
J’ai voulu reproduire tous ces détails, qui m’ont été fournis, par une personne digne de foi, grâce à l’obligeance de feu le vice-amiral comte Albini, pour constater l’authenticité des trois pièces que l’on conserve encore aujourd’hui en mémoire de cette attaque, et comme souvenir du grand homme qui a pointé lui-même tous ces projectiles. M. Valéry, en parlant de la bombe qui tomba sur l’église sans éclater, dit qu’elle fut vendue en 1832 pour 32 écus à M. Craig, Anglais, par un Conseiller municipal de la Madeleine, dans l’intention d’acheter avec cette somme une horloge pour le clocher de la paroisse; le fait est que l’horloge n’a pas été achetée, que je sache, jusqu’ici, et que la bombe n’a pas été envoyée en Ecosse, comme le supposa M. Valéry; mais elle est toujours la propriété de M. Craig, devenu depuis Consul général d’Angleterre en Sardaigne; on dit qu’il se propose de faire hommage à l’empereur des Français de cette première bombe lancée par l’immortel oncle de S. M. […]
coll. Antonio Frau
coll. Antonio Frau - L'une des "bombes Napoléon" de la mairie de La Maddalena
Si de ce côté j’ai perdu tout espoir de reconnaître d’une manière certaine et de sauver de la fonte le mortier historique dont il s agit, je fus plus heureux relativement à la recherche d’autres objets qui se rattachent au même fait. On verra dans la figure ci-contre, la reproduction (avec réduction au huitième de l’original) d’un cadran gradué en bois, destiné au pointage des mortiers.

Cette pièce fut positivement laissée par le jeune Bonaparte à coté du mortier; dans la batterie de S. Stefano, qu’il dut abandonner malgré lui en toute hâte. C’est avec cet instrument en bois qu’il pointa ce mortier, et c’est par conséquent le premier instrument de guerre dont cet homme extraordinaire fit usage dans son étonnante carrière militaire; à ce titre c’est un objet bien précieux et unique.

Cet instrument fut immédiatement saisi par M. Ornano, alors officier de marine, natif de la Madeleine et originaire de Corse; il commandait les bateaux conduisant à l’île de Santo Stefano la troupe, qui débarquai d’un côté dans cet îlot, au moment où les Gallo-Corses s’en allaient de l’autre, en laissant 14 prisonniers qui n’eurent plus le temps de s’embarquer. M. Ornano, devenu officier général, conserva pendant toute sa vie ce trophée, dont il avait été le premier à se saisir; à sa mort, il le légua à son gendre, feu le vice-amiral comte Albini, qui déposa cette pièce dans une espèce de musée de la Marine Royale à Gènes dit Sala dei Modelli; et c’est là qu’elle se trouve encore (portant le n° 221) au moment où je trace ces lignes (août 1859).

Quant aux bombes dont il a été question, je garantis l’authenticité de celles qui existent encore entières ou en fragments; ce sont, 1° celle possédée par l’actuel Consul général d’Angleterre à Cagliari, M. Craig; 2° celle qui est placée sur la pyramide du mole de la Madeleine, avec une inscription; 3° enfin, le fragment conservé par les héritiers Millelire. Tels sont les témoins historiques qui nous restent de cette expédition fort peu connue dans le monde.

Image dans le livre - archipendolo
coll. associazione Corisma - La Maddalena, obice

SOURCES D’ILLUSTRATIONS

Dessins, peintures et lithographies du siècle XIX

Alessio Pittaluga, Berger de la Gallura, ca 1826, IN Royaume de Sardaigne dessiné sur les lieux. Costumes par A. Pittaluga [lit. gravée par Philead Salvator Levilly], Paris – P. Marino, Firenze – Antonio Campani, 1826, rist. Carlo Delfino 2012.

Nicola Benedetto Tiole, Habitants de l’Isle de la Magdalaine, ca 1819-1826, IN Nicola Tiole, Album di costumi sardi riprodotti dal vero (1819-1826), saggi di Salvatore Naitza, Enrica Delitala, Luigi Piloni, Nuoro, Isre 1990.

Nicola Benedetto Tiole, Habitants aisés de l’Isle de la Magdalaine, ca 1819-1826 op. cit.

Agostino Verani, Habitants de La Maddalena, ca 1806-1815, IN Scoperta della Sardegna. Antologia di testi e autori italiani e stranieri, a cura e introduzione di Giuseppe Dessì, Milano, Il Polifilo, 1967.

John Francis Rigaud, Horatio Nelson, 1781.

Henri Félix Emmanuel Philippoteaux, Napoleone Bonaparte, 1835.

Antoine Roux, Corvette française, 1806.

Cartes postales et photos, fin du 19ème / début du 20ème siècle

collection de lamaddalena.info; associazione Corisma – La Maddalena; Antonio Frau

Photos contemporaines

Antonio Frau, Salvatore Zizi – Flickr, Gianni Careddu CC BY-SA 4.0 – wikimedia commons, Claudio Ieli – Flickr

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